ARAIGNÉE ET TORTUE AU FESTIN DU BONDIEU
Un beau jour du temps de l’antan, époque si reculée que la mémoire n’en a gardé que des traces infimes, le Bondieu descendit sur la terre afin d’inviter toutes les bêtes-à-ailes à un festin qu’il comptait organiser. Évidemment, pour pouvoir se rendre à l’en- haut des cieux, il fallait savoir voler.
Ma-Commère Tortue, qui possédait quatre pattes minuscules en guise d’ailes, désirait très fort s’attabler au festin divin. Hélas ! Si elle nageait à la perfection, voler lui était impossible.
Mais au travers de cette déveine-là, Ma-Commère Tortue obtint un petit os de chance, une manière de consolation. En effet, Compère Araignée qui drivaillait dans les parages, découvrit Tortue en larmes parce qu’elle ne pourrait pas aller prendre ses aises au ciel, dans le festin du Bondieu.
Compère Araignée demanda donc à Ma-Commère Tortue :
« Qu’est-ce qui t’arrive, chère amie, pour que tu pleures ainsi ?
- Compère Araignée ? Est-ce toi ? Eh ben on peut dire que la déveine est vraiment un vieux nègre en haillons. Figure-toi que le Bondieu est venu inviter toutes les bêtes-à-ailes à un festin et voilà que je ne pourrai pas m’y rendre puisque mes ailes à moi sont faites pour nager. »
Un petit sourire à dix francs se dessina sur le visage de Compère Araignée qui s’étonna que
Tortue soit émotionnée pour si peu.
« Pas la peine de manger ton âme en salade, ma commère ! Moi, je peux t’emmener à ce festin si tu veux.
Est-ce vrai, compère Araignée?
- C’est la franche vérité, Ma-Commère Tortue! Tu vois ce fil, eh ben, je monterai au ciel grâce à lui et arrivé là-haut, je te le lancerai, puis je te halerai jusqu’au festin du Bondieu. Seulement, permets-moi de te poser une condition : quand tu seras en train de manger à la table du Bondieu, étant donné que moi non plus, je ne suis pas une bête-à-ailes, il faudra que tu me fasses en profiter à mon tour. Je me cacherai au pied de la table. Comme je ne suis pas vorace, que je n’ai pas de grand falle, eh ben, je ne te demande qu’une seule chose, c’est de me lancer de temps autre un petit morceau de manger sous la table. Qu’en dis-tu ? »
Ma-Commère Tortue acquiesça avec joie !
Le jour du festin arriva à grand vent-grand mouvement. Araignée palanqua Tortue jusqu’à la table où le Bondieu avait réuni toutes les bêtes-à-ailes.
Pendant que les convives se baillaient de bonnes bâfrées, Araignée cognait le pied de Tortue afin que cette dernière ne l’oublie point. Au bout d’un moment, Ma-Commère Tortue, qui n’en pouvait plus, avertit le Bondieu qu’il y avait une malfaisance sans ailes qui rôdait autour du festin. En cinq sec, le Bondieu ordonna aux anges de rechercher l’intrus. Araignée, furieuse, se dit en son for intérieur :
« Ah ! Tortue, tu as refusé de me bailler à manger. Tu m’as dénoncé au Seigneur de toutes choses.
Tu ne perds rien pour attendre ! Dès que tu seras redescendue sur terre, je m’occuperai de toi. »
Le festin eut, comme toute bonne chose, une fin. Toutes les bêtes-à-ailes prirent leur envol afin de regagner la terre. Tortue, qui était dépourvue d’ailes, prit conscience à ce moment-là qu’elle n’était parvenue au ciel que grâce à l’aide d’Araignée, et lui cria :
« Sauve-moi ! Allons, je t’en prie, sauve-moi ! »
Araignée n’attendait que cela. Elle se mit à fabriquer du fil et du fil, et encore du fil jusqu’à l’endroit où se trouvait Tortue qui s’y accrocha et se mit à redescendre. Mais au moment où elle s’apprêtait à toucher le sol, compère Araignée sectionna d’un seul coup le fil. Ma-Commère Tortue, dans d’affreux hurlements, se mit à chuter à la verticale, avec un ballant vertigineux et cela tout droit sur une grosse roche. Elle hurla :
« Enlève la roche et remplace-la par de la paille ! Ouaille ! Au secours, Araignée ! Enlève la roche
et remplace-la par de la paille, je t’en supplie ! »
Compère Araignée se contenta de la regarder tomber d’un air moqueur. La chute fut si brutale que l’écale de Ma-Commère Tortue vola en mille éclats et, messieurs-dames de la compagnie, c’est à dater de ce jour funeste que son dos devint un assemblage de ces mêmes éclats.
Raphaël Confiant, Contes créoles des Amériques